Cité Blanche Gutenberg

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Sur la route du « marché de lihoudiya »

Enfants, nous sommes nombreux à avoir accompagné nos mères au « marché de lihoudiya », appelé par les nanterriens « le grand marché »,  -en comparaison avec ceux de la gare de Nanterre ville ou de la rue de Bezons, où le nombre de marchands était moindre.

Le « grand marché » qui se tient notamment le dimanche, plus connu sous l’appellation officielle de marché du centre, était pour nos mères une véritable sortie, mêlant l’utile à l’agréable. Outre le long parcours pédestre menant du bidonville (ou de la cité selon l’époque) jusqu’au marché, la ballade du « souk » était l’occasion pour nombre d’entre elles de rompre -l’espace d’un instant- de la routine liée aux travaux ménagers, à la préparation des repas ou à l’éducation des enfants.

Au-delà du ravitaillement du foyer de produits frais, nos mères étaient toujours à la recherche d’épices, d’aromates et de condiments sans lesquelles les plats ne sauraient avoir de goûts et  de saveurs. Il était impensable d’imaginer qu’elles reviennent du « souk » sans qu’elles ne se laissent tenter de glisser dans le fond de leur « gouffa » (panier en osier) quelques épices.

A tout juste deux pas du « souk », nos mères étaient régulièrement happées par une ambiance chaleureuse qui se dégageait d’une vieille échoppe implantée au numéro 12 de la rue du marché.  Mystérieuse et attirante à la fois, tels sont les adjectifs qui me reviennent à l’esprit pour qualifier cette boutique, cet espace de parfums de couleurs, un véritable univers des milles et une nuit. A peine le pied posé dans ce lieu, on était saisi par une abondance de couleurs, d’arômes et de bruit. L’atmosphère orientale et conviviale rappelait à nos mères l’ambiance de leur pays d’origine qu’elles venaient de quitter quelques années auparavant. 

 

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Outre leur plaisir de plonger leurs sens dans les odeurs de cumin, safran, graines de persil, cannelle et autre curcuma soigneusement élaborés et harmonieusement présentés pour le plus grand plaisir de leurs yeux, nos mères appréciaient l’atmosphère méridionale de cette boutique. Non seulement, elle leur rappelait l’ambiance des bazars de leur pays natal mais parce que ce commerce de proximité était tenu par des femmes juives d’Algérie, rapatriées en France à la veille de l’indépendance de l’Algérie. Avec elles, nos mères pouvaient dialoguer, sans intermédiaire. Enfin, la barrière de langue n’était plus un obstacle à la communication avec le monde extérieur !

Dans ce lieu, nos mères n’étaient plus inhibées par la hantise de ne pas comprendre, de ne pas pouvoir répondre, de se « faire rouler dans la farine » quand il s’agissait de payer ou de compter leur monnaie. Au fil du temps, une véritable relation de confiance s’était tissée entre ces femmes venues de l’autre côté de la rive Méditerranée mais  unies par des codes culturels et sociaux communs.

Même si le commerce restait l’activité première de ces dames d’Algérie, elles occupaient un rôle social de premier ordre pour nos mères. Une majorité de celles-ci ne savait et ne pouvait communiquer que dans leur langue maternelle (l’arabe). De par cette proximité linguistique et  ce lien féminin si singulier, ces commerçantes -bien malgré elles sans doute- s’étaient octroyées des missions d’écrivains publics. En effet, régulièrement elles venaient en aide à nos mères, issues de contrées paysannes et éloignées de l’instruction. Ainsi, « lihoudiya » (femmes juives) traduisaient les correspondances, rédigeaient parfois des courriers en réponse aux administrations et prodiguaient de précieux conseils visant à comprendre le mode de vie occidental.

Les vertus, la puissance et la force des épices irradiaient toutes ces femmes d’un zest de mystère et de magie. En filigrane de ces plantes, respiraient dans cette enceinte des âmes, des civilisations, des cultures aux origines diverses, une solidarité, une convivialité, bref une humanité réelle et sincère. C’est souvent ces mosaïques, colorées et épicées, qui nous fournissent les clés pour apprendre à regarder au delà des masques parfois trompeurs.   

Depuis, ce commerce a disparu. La vente des épices s’est généralisée jusque dans les grandes surfaces. Le poids des années éloigne -peu à peu- nos mères des étals chatoyants des « souks ». Malgré le temps qui passe, et pour nombre d’habitants issus des bidonvilles et cités de transit de Nanterre, cette dénomination populaire de « marché de lihoudiya » -donnée par nos parents- restera à jamais comme une balise olfactive dans un parcours, comme un repère d’ambiance qui rythme un itinéraire et enfin comme une empreinte exotique pour qui sait éveiller ses souvenirs d’enfant.

 

Mohamed Selmet



26/07/2014
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