Cité Blanche Gutenberg

Cité Blanche Gutenberg

Un sentiment de nostalgie

Un sentiment de nostalgie traverse nos esprits à chaque évocation de la cité blanche. Quoi de plus normal que ce sentiment accompagné de mélancolie ou de joie lorsque l’on a passé toute notre enfance dans cet endroit. Les souvenirs s’entrechoquent pêle-mêle, mais le charme est toujours là. Il restera quelques photos de cette période, entretenues tant bien que mal, des archives à l’INA, rappelant les moments les plus pénibles avec la mort d’Abdenbi, et des anecdotes que nous conserverons chacun au fond de nous avec plus ou moins de passion… Ce sont les dernières traces d’un vécu, d’une époque aujourd’hui révolue. Mais l’image de la cité restera au plus profond de nous. Elle fera désormais partie de notre patrimoine.

 

Pour ma part, je garderai de cette cité des souvenirs impérissables. Je souhaite non seulement les garder mais également les partager pour que l’on n’oublie pas par où nous sommes passés, ce que nos parents ont enduré pour nous élever dans des conditions pénibles et misérables. Inimaginables pour ceux qui ne les ont pas vécues. Il a fallu avant tout sortir du bidonville de la rue des Prés, à la limite de la légalité, en marge de la société, situé en bord de Seine à Nanterre, où l’hygiène la plus élémentaire était quasi-inexistante. Un bidonville où la boue était omniprésente. Une boue qui aura eue raison de nombreuses chaussures qui la transportaient du bidonville à l’école ou au travail et lui faisaient emprunter subrepticement les transports en commun à la vue, malgré tout, des voyageurs, des collègues de travail et des camarades de classe. Cette boue que l’on cherchait à dissimuler et qui trahissait la relation avec le bidonville. Par-delà cette boue, nous vivions dans un habitat de misère, dotée d’une seule pièce et sans fenêtre. Il y faisait très froid l’hiver. La pluie s’y infiltrait. Les ordures s’entassaient. Les coupures d’électricité étaient fréquentes. Et même les rats faisaient partie du décor.

 

J’étais bien jeune pour me rappeler tous ces détails de la vie dans le bidonville. Ils m’ont été rapportés par mes parents et mes frères ainés. Bien des livres ont été écrits sur les bidonvilles de Nanterre avec plus ou moins de profondeur et d’authenticité. Mais peu y ont relaté la vie dans le bidonville de la rue des Prés. Non pas qu’il était différent des autres… mais seulement parce que mes parents et mes grands frères y ont vécu. J’aurai l’occasion, plus tard, de vous narrer notre histoire personnelle dans ce bidonville.

 

Le bidonville a été détruit en 1971… Il n'aura pas fallu longtemps aux tractopelles pour le mettre en ruine, en quelques minutes, sous le regard triste et heureux de ses anciens occupants. Tristes, car une séparation est toujours douloureuse. Tristes aussi d’abandonner un endroit, là où les habitants vivaient autour des mêmes valeurs, dominées par le respect et la solidarité. Mais heureux d’échapper enfin à la misère… pouvait-on croire à ce moment. Nous abandonnons de la sorte ce taudis, qui aura malgré tout marqué de son empreinte ses ex-occupants, pour la cité Gutenberg qui se trouve seulement à quelques encablures. Une page est tournée.

 

Après donc bien des épreuves, depuis l’émigration de nos parents, partis de leur bled pour la France, et le passage dans le bidonville, la cité Gutenberg ouvre une nouvelle page de notre histoire.

 

En entrant dans la cité Gutenberg, nous vivons une véritable promotion sociale. Nous échappons à la misère du bidonville pour entrer dans un espace propre et structuré. Le contraste est saisissant. Nous avons le privilège de la visite de Monsieur Chaban Delmas, premier ministre, venu inaugurer la cité sous un ciel bleu. Les enfants de la pouillerie deviennent les enfants du bonheur. Mais nous sommes encore loin d’imaginer l’issue finale. Une issue fatale pour Abdenbi, tué par Bernard Depitout  d’un 22 long rifle en 1982. Sa mort marque le début de la fin de la cité. Une fin qui arrive au bout de 14 années d’existence en février 1985.

 

 

Cette cité de relogement devait être provisoire, pour cinq ans, le temps de trouver un logement… d'où son autre nom, la cité de transit. Mais quelle bouffée d'air, quelle bouffée de bonheur que de se retrouver dans un endroit propre avec des appartements où l'espace y est grand. Enfin un endroit digne pour nos familles, pouvait-on croire encore une fois.

 

Le temps a passé. Mais les souvenirs sont encore là. Gravés dans ma mémoire, comme une empreinte indélébile. Il m'arrive encore aujourd'hui de retrouver la cité durant mes nuits. J'y ai passé ma jeunesse, forgé l'homme que je suis aujourd'hui… L'homme qui sait d'où il vient, ce qu'il a vécu, ce que sa famille a éprouvé pour s'en sortir, pour en arriver à ce que je suis aujourd'hui.

 

La cité Gutenberg, c’était le temps où nous étions tous égaux face à notre quotidien, tous aspirés par les mêmes objectifs, les mêmes craintes et les mêmes soucis. Pas un seul ne pouvait se vanter d'être meilleur ou plus important que l'autre. Nos parents étaient ouvriers dans les usines Renault, Simca ou Peugeot, ouvrier dans le BTP chez Bouygues, éboueurs ou cantonniers à la municipalité, chômeurs, hommes de ménage, en arrêt maladie… Pas de col blanc. Rares sont ceux qui ont tenté l'aventure entrepreneuriale en ouvrant une épicerie ou exerçant illégalement en tant que marchand ambulant. Les femmes étaient mères au foyer, soucieuses d'élever leurs bambins, de trois à plusieurs enfants. Seules les veuves étaient contraintes de travailler pour nourrir leurs rejetons. Nos parents étaient analphabètes… guère instruits et sans formation professionnelle. La langue française n'était pas maîtrisée… loin s'en faut. Le vocabulaire en était alors arabisé pour mieux se l'approprier, jusqu'à métisser les langues. Leur niveau culturel se limitait à ce que leur avaient transmis leurs ancêtres de l'autre côté de la Méditerranée.

 

La cité Blanche, c’était ainsi que nous l’avions rebaptisée. La cité Gutenberg, c’était pour les cultivés et les journalistes. Nous étions très peu à savoir qui était Gutenberg. Mais peu importait qui il était. La cité nous appartenait désormais… Au désespoir de Mr Lorente, le gérant de la cité, que nous surnommions « Rouge-Gorge » en raison de sa tâche de vin qui partait de sa joue gauche vers le cou, la cité était devenue notre territoire. Il le comprit assez vite lorsque, sans succès, il nous interdisait de marcher sur la pelouse. Il ne nous aura pas fallu très longtemps pour défier son autorité et s’emparer de ce gazon, qui disparaissait, au fil des ans, sous le piétinement de nos pas pour laisser place à la terre et la boue quand il se mettait à pleuvoir. Nous y jouions au foot quand ce n’était pas pour y jouer aux billes, à chat ou toute autre activité qu’un enfant peut imaginer.

 

 

Mr Lorente renonça finalement, malgré lui, à nous houspiller et à nous sermonner. La raison des frondeurs, que nous avions été, avait été la plus forte. Il n’avait plus d’autres choix que de s’incliner. Il ne lui restait plus qu’à collecter le loyer pour la CETRAFA (Centres de Transit Familiaux) et organiser la gestion de la cité avec ses sous-fifres, Aarbia, Sadek et Bachir (paix à leur âme). Pitoyable. C’est ainsi que l’on pouvait qualifier la gestion de la CETRAFA. La cité se dégradait plus vite que l’usure du temps aurait pu le faire. Faute d’entretien, la cité s’abîmait. Elle perdait de sa blancheur. Les façades s’écaillaient, des trous se formaient par l'usure et le jeu des enfants. Les traces des appartements incendiés complétaient le décor. Nous n’étions plus livrés qu’à nous même. Malgré tout, nos mères se démenaient pour conserver au mieux la propreté des porches. Mais elles ne pouvaient rien contre les agressions du temps et, il faut bien reconnaître, les allées et venues incessantes et turbulentes de leurs enfants… que nous étions.

 

 

Dans cette cité, de nombreux enfants y sont naît. Certains s’y sont mariés. D’autres, malheureusement, ont été victimes du fléau de la drogue. La délinquance n’a pas été en reste et ceux qui s’y sont frottés d’un peu plus près ont fait connaissance de l’univers carcéral. Oui… Ce fut loin d’être un bonheur, tout le long, la vie à la cité… Et pourtant, quand bien même nous avons enduré les épreuves, et sans chercher à minimiser les drames, ni même les oublier, nous y avons vécu de bons moments et construits de belles amitiés.

 

Nous avons façonné la cité pour mieux l’apprivoiser. Nous l’avons mise en désordre pour mieux s’y repérer. Nous l’avons rebaptisée pour mieux se l’approprier. Nous lui avons donné une âme avant qu’elle ne la rende par la force des choses, sous la charge des bulldozers venus la mettre en ruine après son dernier battement de cœur en février 1985. La cité n’est plus.

 

Le temps a passé. Les enfants du bonheur ont grandi. Mais les vestiges sont encore présents. Les uns sur les autres, les autres avant les uns, les souvenirs s'entremêlent et s'entrechoquent. A chaque souvenir qui surgit… je suis envahi par une grande émotion… la nostalgie de mon enfance lointaine y est sans doute pour beaucoup.

 

Nous avons tous des souvenirs communs ou particuliers qui nous ont marqués. Pour ma part, je me plais parfois à fermer les yeux pour revoir certaines images et revivre les moments. Chaque moment est regardé après coup, avec nostalgie, sous son jour le plus favorable, avec des attraits dont je me plais à l’embellir rétrospectivement. Ainsi, je respire son atmosphère et recrée, empreint d’une certaine émotion, alternant entre rires et larmes, la mémoire de la cité.

 

Djamel SELMET,

 

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16/06/2012
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